Peut-on accorder une valeur ontologique à la TNN ?

mercredi 11 février 2004
par  Bertrand LALLOUR

Je reviens sur cette question, lancinante pour moi, de la portée de nature ontologique de la TNN, telle que l’affirme X.S., à plusieurs reprises. Je suis cependant conscient que cet aspect sémantique est d’une certaine façon accessoire par rapport aux développements apportés.
Depuis mes observations sur « l’Abrégé » (1ère.version 8 P), j’ai eu l’occasion de parcourir des ouvrages qui traitent « d’objets mathématiques (au niveau des formes) et même « d’êtres mathématiques » (à un niveau ontologique). Ceux-ci m’ont ouvert de nouvelles perspectives, et modifie mon appréhension du problème !
J’aimerais bien susciter des réactions de la part de membres de l’équipe Béna et si possible de X.S, sur cette question, rapportée à la numérisation. A-t-elle une portée véritablement ontologique, ou une seule valeur « interprétative » ?

J’assimile, pour mon raisonnement, la « numérisation », proposée comme moteur de recherche de l’histoire de l’Univers, à la pensée numérique et par extension à la pensée mathématique. Ma problématique est de savoir si cette dernière est innée, et de ce fait naturelle et même à un niveau ontologique, ou seulement acquise, c’est à dire construite par notre raison comme mode de connaissance, à un niveau opérationnel !

Dans ce dernier cas, il faudra bien distinguer alors, les domaines de la pensée métaphysique qui conduit par pure spéculation directement à l’ontologique, et une pensée mathématique qui par des outils appropriés (comme l’écriture numérique) exploite la voie expérimentale des sciences dites naturelles.

Je fais référence à trois livres d’auteurs bien connus : Alain Connes pour son dialogue avec Jean-Pierre Changeux dans « Matière à pensée », Gilles Gaston Granger pour « Sciences et réalité » et Pierre Léna pour sa conférence « La Science, aventure humaine » de septembre 2003 chez DDB. J’y ajoute deux articles de « La Recherche » : Brian Rotman, « Et si les mathématiques tombaient du ciel «  ? (hors-série de janvier 04), et Alain Connes « La réalité mathématique archaïque » (juin 2000).

Dans les faits il y a deux conceptions, tout à fait respectables, plus ou moins extensive, de la pensée mathématique, qui appelle à prendre position.

Pour Alain Connes, la réalité archaïque, signifie une réalité originaire, perçue par intuition. « Les mathématiques s’intéressent à l’organisation d’une réalité, sauf que celle-ci n’est pas matérielle. Cette réalité mathématique manifeste une résistance et une cohérence comparable à celle de la réalité extérieure, sauf qu’elle échappe à toutes formes de localisation dans l’espace et dans le temps ».
Cette conception peut être dite « Platonicienne », car la réalité mathématique y est considérée comme un « en-soi », (et non pas un « pour-soi » construit). Dans ce cas de figure, le nombre n’est pas seulement un signe symbolique, écriture de l’abstraction, mais aussi par induction un concept originaire ( « archaïque »), un « Ãªtre mathématique ».
Je pense qu’il faut alors ajouter la notion de valeur, qui peut servir de passerelle avec à la clef, celle de « justesse ontologique ». Je préfèrerais ici parler de « métavaleur », plutôt que de « métanorme » !

L’idée de mesure, nous permet une perception objective d’une donnée conceptuelle subjective ; elle s’exprime par la notion de nombre. Pierre Léna écrit : « C’est Galilée qui le premier exprima cette surprenante correspondance, toujours incomprise, entre les mathématiques, nés dans l’esprit humain, et les phénomènes du monde naturel ».

On peut donc parler d’un « double regard » de l’homme de science, à la fois sur l’objet tel qu’il apparaît à nos sens, et sa projection sur une réalité invisible mais considérée comme certaine, qui relève de notre 6ème sens ontologique !
La loi naturelle, que Bachelard appelait « nÅ“ud de concepts », résulte de ce constat.

Mais l’informatique ( avec son codage) n’est qu’une technique opérationnelle et on peut s’interroger sur la possibilité du double regard précité, en ce qui la concerne ? (La technologie a pour but la seule mise en oeuvre des découvertes de la Science).
Il faut cependant reconnaître que la numérisation à base binaire est une lecture simplifiée de données complexes, mais est-il vraiment possible de prétendre pour cette technologie à une dimension ontologique ?


Brian Rotman, dans La Recherche reprend son livre, « Mathematics as Sign : writing, imagining, counting ». Il limite donc la science math. à ses aspects formels en soulignant l’importance du symbolique. Il écrit : « Les Math. assistés par ordinateurs sont de plus en plus performants (ainsi la visualisation des fractales et des cartes du chaos) mais il est clair que les ordinateurs ne comprennent rien aux mathématiques, ils ne font que les construire » , et développer un programme d’instructions.
A propos de la numérisation, il distingue les « nombres itérables », que l’on peut compter et les « nombres transitérables » qui peuvent être seulement nommés.
Pour lui, le réel mathématique se limite à ce qui est effectivement réalisable : « les mathématiques ne tombent pas du ciel... » L’ordinateur est limité dans ses calculs par sa puissance .
On peut se demander si la problématique restera la même avec les futurs ordinateurs quantiques en considérant les phénomènes de téléportation ?

Gilles Gaston Granger dans « Science et réalité » apporte des précisions intéressantes. Il déclare que la Science vise bien une réalité transcendante à l’acte de connaître ; c’est à la fois une découverte par ce qu’elle trouve, mais c’est aussi une construction par l’explication qui en est donnée ». Il cite Leibnitz : "Calculer c’est raisonner (de façon virtuelle), mais raisonner in forma ".
Pour lui, la pensée mathématique représente la réalité apparente et non pas le réel en lui-même ! Nous ne sommes plus, dans l’optique Platonicienne, au niveau de « l’être absolu » mais à celui de « l’être qualifié ». Aristote, quant à lui, faisait la distinction entre « substance » et « accidents » : d’un côté le réel mathématique, de l’autre les « outils de pensée ».


Il semble donc, en conclusion, que dans la pensée mathématique, il y est lieu de distinguer deux moments, l’un qui fait appel à une « intuition générale » abstraite, s’appuie sur le naturel, et un autre d’ordre empirique, qui s’appuie sur l’expérience raisonnée. Par comparaison, la « pensée métaphysique », également abstraite et intuitive est purement spéculative !

Dans le meilleur des cas, ne s’agit-il pas de deux variantes d’une même pensée mutante, à l’instar de la matière ?

Cette analyse est également l’occasion de demander pour quelles raisons avoir choisi la numérisation comme faire-valoir de l’Economie de l’Univers, et non pas une notion générale abstraite comme l’ordre ou l’harmonie, qui expriment bien, l’un et l’autre, l’idée des ajustages nécessaires, conjoints de la nature et de l’homme ?

La « numérisation » est certes un « objet mathématique » virtuel, très performant, important dans cet âge du « tout numérique ».
Pris à la « lettre », c’est un outil technique, une méthodologie computative (machine de Turing), qui se manifeste par des formes variées. Si l’on en considère « l’esprit », il semble quelque peu abusif de lui accorder une dimension, ontologique !
Peut-être peut-on évoquer des « Ãªtres mathématiques », sur un plan strictement conceptuel, mais c’est alors le même domaine philosophique que celui de la pure spéculation métaphysique sur l’essence, laquelle a cependant aussi une optique intentionnelle qui lui est propre.

La vocation de l’Epistémologie, n’est-elle pas, justement, de déterminer les compétences réciproques de ces différents champs d’investigations et d’en souligner l’harmonie ?


Commentaires  Forum fermé

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mardi 17 février 2004 à 20h08 - par  Jacques M

Je reviens sur les questions agitées par cet article dans un texte trop long pour être publié dans ce forum. Merci de vous reporter à Valeur ontologique de la TNN

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mercredi 18 février 2004 à 21h33 - par  Eric LOMBARD

2ème alinéa « la pensée mathématique est-elle innée ? » Bonne question. Pour y répondre, il faut revenir à Platon et son extraordinaire « explication » des nombres irrationnels, à Kant et son « synthétique à priori », à Frege, à Peano, à Russell et aux mathématiciens actuels (modèle constructiviste, etc.).

3ème alinéa D’accord.

4 ème alinéa A. Connes est excellent

7 ème alinéa P. Léna est désolant quand il croit que Galilée est « le premier à exprimer cette surprenante correspondance, toujours incomprise, entre les mathématiques, nés(sic) dans l’esprit humain, et les phénomènes du monde naturel. » Déjà Pythagore et les harmoniques …

8 ème alinéa D’accord pour considérer que l’informatique n’a pas plus de dimension ontologique que le boulier chinois.

Avant-dernier alinéa Les « Ãªtres mathématiques » n’appartiennent-ils pas au domaine de la Logique, qui n’est pas « la pure spéculation métaphysique sur l’essence » ?

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